50 nuances de gris

© Jean-Pierre Dick / Virbac-Paprec

Par 56 degrés sud, deux bateaux bleus galopent sur un bord en direction du cap Horn qu’ils devraient doubler le 1er janvier au soir. Prochaine difficulté : la présence de glaces sur leur route, au sud et à l’est de la Terre de Feu. Derrière les leaders, autant de couleurs que d’humeurs dans un Grand Sud toujours fascinant … et éreintant.

Nuits grises

« Les navigateurs disent souvent qu’on est ici dans le ‘Pays de l’Ombre’, mais dans chaque gris, il y a toujours des lumières qui ressortent. Et pendant ces nuits courtes, il ne fait jamais vraiment nuit » nous disait Arnaud Boissières aujourd’hui. C’est Titouan Lamazou, le premier vainqueur du Vendée Globe, qui avait surnommé ainsi le Grand Sud pour décrire l’absence de luminosité régnant dans les latitudes australes. Depuis un mois, dans ces contrées inamicales bordant l’antarctique, les solitaires ont droit à toutes les nuances de gris. Mais pas seulement. En ce 50e jour de course, par exemple, une palette de couleurs s’étalait comme un lavis sur les 5000 milles sillonnés par la flotte.
Du gris blanc, presque opaque, pour les skippers d’AKENA Vérandas et de Cheminées Poujoulat progressant dans une vraie purée de pois. Du bleu éclatant sur la carte postale aux airs de croisière dans les alizés envoyée par Dominique Wavre (Mirabaud). Du soleil et des crêtes blanches sur les vidéos étonnantes du croisement entre Banque Populaire et MACIF à 800 milles du cap Horn. Le rouge et le noir, enfin, d’un coucher de soleil flamboyant immortalisé dans le sillage d’Initiatives-cœur. Des couleurs contrastées comme autant d’humeurs chez des marins qui ne disent pas toujours tout de leurs déboires dans les mers du sud…

Le blues de Bernard

A bord de Cheminées Poujoulat qui fend un épais brouillard à 19 nœuds de moyenne, Bernard Stamm n’y voit qu’à 200 mètres à la ronde. Mais question énergie, avec ses deux hydrogénérateurs à nouveau en état de marche, sa visibilité est passé bien au delà des deux heures que lui laissaient ses batteries lorsqu’il était en escale technique. C’est ce qu’expliquait le marin suisse, plein d’émotion, à la vacation du jour. « Je n’avais plus qu’un demi-litre d’eau douce … après, tu peux toujours appeler au secours et jeter l’éponge ». Ce n’est pas ce qu’il a fait. Après 50 jours de mer, Bernard, en 10e position, n’aspire qu’à une chose : régater et arrêter le chantier.

Une montagne blanche à Diégo Ramirez

Régater, à fond, c’est ce à quoi s’adonnent Armel Le Cléac’h et François Gabart qui se sont encore passé la main à plusieurs reprises aujourd’hui. Hier, les deux hommes se sont vus, filmés et appelés à la VHF pour discuter quelques minutes, étonnés eux-mêmes d’être toujours aussi proches après tant de jours de navigation. Dans les prochaines 48 heures, leur bras de fer va se transformer en serrage de coudes. Une poignée de gros icebergs a été repérée dans le sud et l’est du cap Horn. L’un d’eux (150 m de haut sur 200 mètres de large) s’est même échoué sur les hauts fonds des îles Diego Ramirez, petit archipel situé 50 milles dans le sud-ouest du cap Horn, et libère au compte goutte un lot de growlers. Armel et François n’auront d’autre choix que de rester en veille, radar et visuelle, pour éviter de percuter un de ces rocs de glace. Il y a fort à parier qu’ils s’avertiront en cas de danger…

Classement au 30/12 – 16h00

  1. Armel Le Cléac’h
    [ Banque Populaire ]
    à 7 915 milles de l’arrivée
  2. François Gabart
    [ Macif ]
    à 8 milles du leader
  3. Jean-Pierre Dick
    [ Virbac Paprec 3 ]
    à 317 milles du leader
  4. Alex Thomson
    [ Hugo Boss ]
    à 892.3 milles du leader
  5. Jean Le Cam
    [ SynerCiel ]
    à 1 949.6 milles du leader

Ils ont dit :

François Gabart (FRA, MACIF)

(Sur son duel avec Armel Le Cléac’h) C’était rassurant d’être si près d’Armel car jusqu’à présent on était dans des zones éloignées des terres. Être à côté de lui, ça rajoute une information supplémentaire pour savoir si on va vite, quand on fait un bon ou un mauvais coup… Et quelque part ça rajoute une certaine pression. Des moments de fatigue et de mou, on en a un paquet. Ça fait 50 jours qu’on navigue à fond la caisse, c’est normal que sur 24h on soit fatigué et qu’on ait besoin de se reposer. J’ai eu Armel à la VHF hier, c’était assez rigolo d’être à côté. On était tous les deux contents d’être là où on était, en approche du cap Horn. J’ai pris énormément de plaisir à naviguer dans les mers du Sud et je suis content d’arriver sur le cap Horn. On était tous les deux d’accord sur ce point. On a aussi parlé de la pluie et du beau temps, comme dans la vie de tous les jours.
(Sur la vie à bord) On est dans le confort minimum acceptable pour un être humain. J’exagère, mais c’est difficile car on est mouillé en permanence, il y a énormément de mer – ce qui m’a d’ailleurs plus frappé que les vents. Les gestes de la vie quotidienne deviennent compliqués et l’organisme est sollicité à force d’être remué dans tous les sens. Mais me retrouver dans un lit qui ne bouge pas sans bruit autour de moi me ferait bizarre, je ne sais pas si j’arriverais à dormir !

Dominique Wavre (SUI, Mirabaud)

(Sur ses conditions météo actuelles) C’est un petit peu incongru d’avoir un immense soleil et peu de vent dans le Pacifique. C’est assez paradoxal. Pour l’instant, je n’ai pas de ressenti de fatigue, je me sens bien physiquement et moralement, le bateau se porte bien. Je n’ai pas eu d’avarie ni de problème grave à résoudre donc je me sens bien. J’ai peut-être une fatigue de fond que je ne ressens pas encore, je ne sais pas.
(A propos de sa forme physique) Certains perdent de la masse musculaire au niveau des jambes car c’est vrai qu’on développe beaucoup les bras avec le moulin à café et le haut du corps au cours des travaux à bord. Les jambes ne font pas grand-chose, mais j’essaye de faire quelques exercices d’assouplissement donc je n’ai pas de problème particulier à signaler. On se rend compte d’une éventuelle fatigue de fond en fonction de l’état dans lequel on sort de notre sommeil : soit on est hagard sans savoir où on est, soit on se réveille et on est tout de suite replongé dans la réalité. Ce qui est mon cas donc ça va.

Javier Sansó (ESP, ACCIONA 100% EcoPowered)

Maintenir une bonne vitesse demande beaucoup de travail à bord, il faut que l’équilibre du bateau reste satisfaisant et ça, c’est un travail à plein temps. De temps en temps, j’essaie de dormir 40 minutes et sinon, je fais des micro-siestes. Malgré tout, j’ai pas mal de sommeil en retard. J’espère pouvoir mieux dormir quand le vent se sera stabilisé, en force comme en direction. Mais je me sens bien, physiquement je suis à 100%, je n’ai aucun problème. C’est un vrai motif de satisfaction. Franchement, je n’ai aucune réparation à faire. Je vérifie intégralement le bateau tous les jours, y compris les systèmes hydrauliques, et tout a l’air d’aller bien. La seule chose qui m’inquiète, c’est que le radar est cassé. Je vais devoir à nouveau grimper au mât pour le refixer car il s’est un peu désolidarisé du mât pendant une tempête et il ne tient plus que par le câble. J’ai réussi à le refixer mais c’est un nid à problèmes. Je ne suis vraiment pas rassuré dans cette zone sans mon radar.

Mike Golding (GBR, Gamesa)

Les choses se passent plutôt bien, j’ai eu deux jours et demi de conditions assez stables, on aurait dit l’Atlantique ! Ça facilite la navigation et ça m’a permis de nettoyer un peu, de faire le tour du bateau et de me préparer pour la deuxième moitié de la course. J’ai eu la joie de savourer un bon petit déjeuner anglais avec des œufs, des toasts et des haricots. Une belle façon de fêter mon 50ème jour de course ! Et puis ça change des repas lyophilisés, qui ne sont pas mauvais mais qui ne remplaceront jamais la nourriture classique. (…) Quand vous arrivez dans le sud, vous vous attendez à des conditions difficiles, des icebergs et tout ça. Bien sûr, on en a eus, mais en fin de compte, ce n’était pas si terrible. Rien à voir avec l’édition précédente, où ça avait vraiment été rock’n’roll. Armel et François ont montré ce qu’on peut faire avec des systèmes météo favorables mais malheureusement, l’ensemble de la flotte na pas bénéficié des mêmes conditions.

Bernard Stamm (SUI, Cheminées Poujoulat)

(Sur son retour dans la course) Ça se passe plutôt bien, il y a 200 mètres de visibilité, je suis dans le brouillard mais les conditions sont bonnes. La mer est rangée dans le bon sens et il y a un bon vent. Ça glisse, ça fait du bien. L’hydrogénérateur de bâbord charge à bloc mais celui de tribord, celui qui a merdé, recharge moins bien. Mais à cette vitesse-là c’est suffisant pour charger les batteries.
(A propos de la réclamation du comité de course à son encontre) J’ai envoyé mon rapport au jury, maintenant on va le laisser faire son travail. A aucun moment je n’ai demandé de l’assistance, j’ai agi pour mettre le bateau en sécurité. On en reparlera une fois que le jury aura pris sa décision. Je suis plutôt confiant, je pense avoir agi dans le bon sens, mais c’est toujours compliqué.
(Au sujet de ses nombreux déboires) J’ai pu dormir un peu, j’étais dans un secteur chaud à l’avant de la dépression, c’était assez stable donc j’ai pu me reposer et me nourrir. Après 50 jours en mer, j’aspire à pouvoir régater, pouvoir quitter mon chantier. Ce n’est pas encore tout à fait le cas mais je suis en bonne voie. Je peux faire route à vitesse normale, les manœuvres sont beaucoup plus longues mais c’est comme ça. Quand je pourrai de nouveau régater normalement ça ira super. De toute façon, je suis condamné à aller vite car c’est quand je vais vite que je peux recharger mes batteries, et la vie est beaucoup plus simple. Car quand j’étais arrêté, j’avais une vision à deux heures, j’étais incapable de dire ce qui allait se passer au-delà de deux heures. C’était super usant. Il y a toujours le moyen de jeter l’éponge et d’appeler au secours mais ce n’est pas le but du jeu. À la fin il me restait un demi-litre d’eau douce, toutes les manœuvres se faisaient à la voile, j’étais usé de mes acrobaties. Mais je préfère une bonne tempête dans le Sud où ça avance bien plutôt que ce que j’ai vécu là-bas.

Source

Liliane Fretté Communication

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