Se dépasser physiquement et mentalement

© Alexis Courcoux

Dans trois jours, La Solitaire du Figaro – Eric Bompard Cachemire mettra les voiles de Paimpol pour trois semaines de course ponctuées de trois étapes et d’une distance totale de 1432 milles. Les 37 marins engagés vont donc s’élancer contre une concurrence affûtée et très professionnelle. Ils devront puiser au plus profond d’eux-mêmes et peut-être se mettre dans le rouge pour arriver au bout de leur aventure. Interrogé ce matin sur ce sujet, le docteur Jean-Yves Chauve évoque le physique et le mental de ces skippers qui vont vivre à un rythme infernal et où le corps et l’esprit seront mis à rude épreuve.

Qu’il soit à terre ou bien embarqué sur le catamaran GMF Assistance, le docteur Jean-Yves Chauve officie depuis 25 ans sur La Solitaire. Les contraintes d’une épreuve aussi redoutable que celle-ci, il les connaît. Selon lui, cet exercice est contre nature en termes de sommeil et de nutrition.

1000 calories pour rester vertical

« Le marin est l’antithèse d’une bonne gestion de la santé. Il fait subir à son être une torture quotidienne, l’alimentation est désynchronisée, il est sous-alimenté de façon volontaire et ne dort que très peu. » Ces quelques mots du Docteur Jean-Yves Chauve donnent la mesure de ce que vivent les concurrents. Sur une étape de La Solitaire, jusqu’à 1000 calories peuvent être dépensées par tranche de 24 heures, simplement pour rester en position verticale. Le besoin quotidien se monte ensuite entre 3500 et 5000 calories. Cependant, il n’est pas rare que certains se contentent de 1500 calories. Paradoxalement, cette restriction alimentaire permet à quelques uns de décupler la vigilance, l’agressivité et l’envie d’aller plus loin. « Cette « technique » est une mise en route de réflexes ancestraux qui remonterait à la préhistoire » nous explique Jean-Yves Chauve.

Dormeur de haut niveau

Souvent la préparation du marin passe par une phase d’analyse de son sommeil. Quand et combien de temps ? Théoriquement, des tranches de 20 minutes sont suffisantes pour recharger les batteries. Il faut pour cela tomber le plus rapidement possible dans ce sommeil réparateur en écartant les phases de pré endormissement, trop longues à mettre en place et inutiles dans la vie du navigateur. Bâillements, coup de barre, … sont des alertes qui doivent être prises au sérieux et inciter, si les conditions le permettent, au repos. Une autre méthode de récupération consiste à un « endormissement flash » comme le faisait le peintre Dali. Quelques secondes peuvent donc suffire pour se déconnecter et évacuer le stress. Mais gare aux hallucinations qui peuvent survenir assez rapidement. « Pour la petite histoire ne pas dormir pendant 16 heures correspond à 0,5 g d’alcool dans le sang, 24 heures 1 g d’alcool. »

Il est probable que les marins les moins expérimentés se mettront dans le rouge pendant ce mois de course. La pression d’une flotte compacte, la présence de trois, quatre ou six Figaro Bénéteau à proximité sont autant d’éléments de stress qui poussent les figaristes à ne rien lâcher. De longues heures de veille où le corps souffre et la vigilance est mise à rude épreuve.« On ne peut pas être vigilant sur sa propre vigilance. » avoue Jean-Yves Chauve. Cette concentration passe en général par une très bonne connaissance de soi pour déceler ce moment où le corps réclame de se reposer, d’être alimenté ou hydraté.

Allo Docteur ?

« En moyenne, deux fois par jour, je reçois des appels VHF pour diagnostiquer des petits bobos. Le plus souvent, ce sont des problèmes aux chevilles, aux mains, ou bien des conseils pour des médicaments. Chaque skipper dispose d’une trousse à pharmacie identique. En 25 ans, il m’est arrivé d’intervenir deux fois à bord des Figaro mais le fait d’avoir le bateau GMF Assistance à proximité rassure quelque part les marins. GMF est présent à nos côtés depuis 2008 et met aussi à disposition des kinésithérapeutes et ostéopathes afin de faciliter la remise en forme des skippers entre chaque étape. » Concluait Jean-Yves Chauve.

Ils ont dit :

Fabien Delahaye (Skipper Macif 2012) : « J’ai appris à naviguer à l’économie physique »

« Le physique a tendance à se dégrader au fil de La Solitaire avec la fatigue, la nutrition. Si on gère mal ces deux paramètres, si on ne s’hydrate pas assez, ça peut-être problématique. J’essaye d’avoir de la rigueur dans mon fonctionnement. A partir de demain par exemple, je vais aller tous les jours chez les kinés. C’est un petit rituel qui me fait du bien. Et puis j’ai appris à naviguer à l’économie physique, à naviguer sans forcer. Mettre la grand-voile au winch sur les longs bords, lofer un peu pour border les voiles. Ce sont des petits détails mais au bout d’un mois de course, ça joue (…) J’ai déjà connu mes limites. C’était sur mes courses d’avant saison en 2009 : j’étais à fond, je ne gérais rien, je n’avais pas du tout dormi et là tu te fais peur, tu te retrouves avec des hallucinations. Mais aujourd’hui (4e Solitaire), j’ai trouvé mon rythme, ma façon d’être au large. »

Jeanne Grégoire (Banque Populaire) : « Je sais me recadrer physiquement et mentalement »

« Le physique et le mental vont l’un avec l’autre. Quand tu es fatigué, tu n’as pas le moral. Depuis quelques années, pendant la course, j’essaye de faire des points toutes les 24 heures où je fais le bilan de ce que j’ai mangé, j’écris sur un papier combien de temps j’ai dormi. Et puis sur le bateau, avec mes problèmes de dos, je fais des étirements, je suis très rigoureuse là dessus. Je m’étire dans la descente, le dos, les bras… Disons que pour ma 10e Solitaire, je me connais bien. Je sais à quel moment ce sera facile ou difficile et recadrer physiquement et mentalement. Cet hiver, pour être en forme, j’ai fait du sport à bloc et j’ai pris du poids. Je me sens mieux sur le bateau quand je me sens « lourde », que j’ai quelques réserves. »

Yann Eliès (Groupe Quéguiner – Le Journal des Entreprises) : « C’est dans la tête que tu te transcendes »

« Pour résister au sommeil, il faut être en forme physiquement. Par contre, je pense que pour parvenir à dépasser ses limites, pour se transcender sur le dernier mètre ou la dernière heure de course, c’est dans la tête que tu vas le chercher. J’ai pas mal bossé avec des préparateurs mentaux pour arriver à bien gérer les fins d’étapes (souvent, je perdais des places) et j’ai des marqueurs : pour éviter de dormir, pour pousser plus loin dans l’absence de sommeil, je pense à quelqu’un ou à quelque chose. Et ça marche ! Oui, je me suis déjà mis dans le rouge. C’était sur ma première Solitaire, mon pilote était tombé en panne et j’ai essayé de résister. Et puis au bout d’un moment, j’ai vu mon frère qui manœuvrait à l’avant sur le pont. Là je me suis dit : « c’est pas bon, il y a quelque chose qui cloche ».

Frédéric Duthil (Sépalumic) : « La faculté à se faire mal mentalement prévaut sur le physique »

« Depuis quelques années, le niveau de prépa physique des marins a vraiment augmenté. Nous avons tous un fond physique hyper correct, nous sommes vraiment des sportifs. Mais pendant une étape, je pense que c’est dans la ‘tronche’ que ça se joue, à 80 %. Physiquement, les seuls trucs qui peuvent te faire mal, ce serait d’enchaîner trois envois de spi dans l’heure et encore, ce n’est pas démesuré. Remonter un mouillage, par contre, c’est un effort intense. Mais globalement, le bateau n’est pas physique. On n’est pas dans un semi-marathon ou un triathlon. C’est plus de la résistance pure. Est-ce que tu acceptes de te faire mal ou pas pour aller faire une manœuvre que tu n’as pas envie de faire, comme aller choquer 20 cm de barber en fin d’étape…. La faculté à se faire mal mentalement prévaut sur le physique. Il faut avoir l’envie, la motivation. Et certains ont toujours plus faim que d’autres. »

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RivaCom

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